Cette pièce a été commandée à Jacques Rancière par le quotidien français en ligne AOC et publié dans son édition du 21 avril.
Ces dernières semaines, Emmanuel Macron et ses ministres ont délibérément franchi trois lignes rouges que ses prédécesseurs n’avaient pas dépassées. Premièrement, ils ont imposé une loi que la Chambre des députés n’avait pas votée et qui était clairement impopulaire. Puis ils ont apporté leur soutien inconditionnel aux formes les plus violentes de répression policière. Enfin, en réponse aux critiques de la Ligue des droits de l’homme, ils ont suggéré que les associations d’intérêt général pourraient se voir retirer leurs subventions si elles émettaient des réserves sur l’action gouvernementale.
Il est très clair que ces trois décisions vont de pair, et permettent de voir assez précisément la nature du pouvoir qui nous gouverne. La première, bien sûr, contrastait de manière frappante avec la position adoptée par Jacques Chirac lors des grèves de 1995 ou son ministre Nicolas Sarkozy lors du mouvement contre le contrat emploi jeunes en 2006. Ni l’un ni l’autre n’avaient précisément un engagement social fort. Le premier avait été élu sur un programme de reconquête de la droite, tandis que le second déclarera l’année suivante vouloir mettre la France au travail. Cependant, ils ont estimé qu’il était impossible de faire passer une loi modifiant le monde du travail qui a été massivement rejetée par le peuple lui-même. Politiciens à l’ancienne, ils se sentaient encore redevables à un sujet qui s’appelait le peuple : un sujet vivant qui ne se limitait pas au décompte électoral et dont la voix, exprimée à travers l’action syndicale, les mouvements de masse dans les rues et les réactions de l’opinion publique , ne pouvait être ignoré. C’est pourquoi la loi votée par le parlement en 2006 n’a pas été promulguée.
Force est de constater qu’Emmanuel Macron ne partage plus cette naïveté. Il ne croit pas qu’en dehors du comptage des bulletins de vote, il y ait quoi que ce soit comme les gens dont il ait à s’inquiéter. Marx a dit, avec une certaine exagération à l’époque, que les États et leurs dirigeants n’étaient que les agents commerciaux du capitalisme international. Emmanuel Macron est peut-être le premier chef d’État de notre pays à vérifier exactement ce diagnostic. Il est déterminé à appliquer jusqu’au bout le programme dont il est chargé : celui de la contre-révolution néo-conservatrice qui, depuis Margaret Thatcher, vise à détruire non seulement tous les vestiges de ce qu’on appelait l’État social, mais aussi toutes les formes de contre-pouvoir issu du monde du travail, pour assurer le triomphe d’un capitalisme absolutisé soumettant toutes les formes de vie sociale à la seule loi du marché. Cette offensive s’est donné un nom, celui de néolibéralisme, qui a alimenté toutes sortes de confusions et de complaisances. Selon ses défenseurs, mais aussi pour nombre de ceux qui croient le combattre, le mot libéralisme signifie simplement l’application de la loi économique du laissez-faire, et son corrélat est une limitation des pouvoirs de l’État, ce qui se contenter désormais de simples tâches de gestion, s’affranchissant de toute intervention contraignante dans la vie publique. Certains esprits sûrs d’eux ajoutent que cette liberté de circulation des biens et le libéralisme d’un État facilitateur plutôt que répressif cadreraient bien avec les mœurs et l’état d’esprit d’individus qui ne se préoccupent plus que de leurs libertés individuelles.
Pourtant, cette fable du libéralisme permissif a été démentie dès le départ par les accusations portées par la police montée de Margaret Thatcher en 1984 lors de la bataille d’Orgreave, visant non seulement à forcer la fermeture des mines mais aussi à démontrer aux syndicalistes qu’ils n’avaient pas leur mot à dire dans l’organisation économique de le pays. ‘Il n’y a pas alternative’ signifiait aussi ‘Tais-toi !’ Le programme d’imposition du capitalisme absolu n’a rien de libéral : c’est un programme guerrier de destruction de tout ce qui s’oppose à la loi du profit : usines, organisations ouvrières, législation sociale, traditions ouvrières et démocratiques. lutte. L’État réduit à sa plus simple expression n’est pas l’État managérial, c’est l’État policier. Le cas de Macron et de son gouvernement est exemplaire à cet égard. Il n’a rien à discuter avec l’opposition parlementaire, ni avec les syndicats, ni avec les millions de manifestants. Il se fiche d’être désapprouvé par l’opinion publique. Il lui suffit d’être obéi, et la seule force qui lui semble nécessaire pour cela, la seule sur laquelle son gouvernement puisse finalement s’appuyer, est celle qui a pour tâche spécifique de contraindre à l’obéissance, c’est-à-dire la police .
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D’où le franchissement de la deuxième ligne rouge. Les gouvernements de droite qui ont précédé Emmanuel Macron avaient tacitement ou explicitement respecté deux règles : la première était que la répression policière des manifestations ne devait pas tuer ; la seconde était que le gouvernement était en faute lorsque la volonté d’imposer sa politique s’est soldée par la mort de ceux qui s’y opposaient. C’est la double règle à laquelle s’est soumis le gouvernement de Jacques Chirac en 1986 après la mort de Malik Oussekine, battu à mort par une escouade volante lors des manifestations contre la loi introduisant la sélection dans l’enseignement supérieur. Non seulement les escouades volantes ont été dissoutes, mais la loi elle-même a été abrogée. Cette doctrine appartient clairement au passé. Les brigades volantes, reconstituées pour réprimer la révolte des gilets jaunes, ont été résolument utilisées pour réprimer les manifestants tant à Paris qu’à Sainte-Soline, où l’une des victimes est toujours entre la vie et la mort. Et, surtout, les déclarations des autorités s’accordent toutes à dire qu’il n’y a plus de ligne rouge : loin d’être la preuve des excès auxquels conduit la détermination à défendre une réforme impopulaire, les actions musclées de la BRAV-M sont la légitime défense de l’ordre républicain, c’est-à-dire l’ordre gouvernemental qui veut imposer à tout prix cette réforme. Et ceux qui assistent à des manifestations toujours susceptibles de dégénérer sont seuls responsables des coups qu’ils peuvent recevoir.
C’est aussi pourquoi aucune critique de l’action des forces de l’ordre n’est recevable et notre gouvernement a cru bon de franchir une troisième ligne rouge en s’en prenant à une association, la Ligue des Droits de l’Homme, que ses prédécesseurs s’étaient généralement bien gardés de attaque frontalement, puisque son nom même symbolise une défense des principes de l’État de droit réputés s’imposer à tout gouvernement de droite ou de gauche. Les observateurs de la Ligue s’étaient en effet permis de contester les obstacles que les forces de l’ordre mettaient sur la voie de l’évacuation des blessés. Il n’en fallait pas plus pour que notre ministre de l’intérieur remette en cause le droit de cette association à recevoir des subventions publiques. Mais ce n’est pas simplement la réaction d’un chef de police face à la contestation de ses subordonnés. Notre première ministre très socialiste, Élisabeth Borne, a mis les points sur les i : la réaction de la Ligue face à l’ampleur de la répression policière à Sainte-Soline confirme une attitude anti-républicaine qui l’a rendue complice de l’islamisme radical. Après avoir mis en cause le bien-fondé de diverses lois restreignant la liberté individuelle, qui interdisent certains vêtements ou interdisent de se couvrir le visage dans les lieux publics, il réagissait aux dispositions de la loi « consolidant les principes de la République », qui restreignent en fait la liberté d’association. Bref, le péché de la Ligue et de tous ceux qui se demandent si nos forces de l’ordre respectent les droits de l’homme, c’est de ne pas être un bon républicain.
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Il serait erroné de voir dans les propos d’Élisabeth Borne une remarque désinvolte. Ils sont l’aboutissement logique de cette philosophie dite républicaine, qui est en fait la version intellectuelle de la révolution néo-conservatrice dont son gouvernement applique le programme économique. Les philosophes « républicains » nous avertissent depuis longtemps que les droits de l’homme, autrefois célébrés au nom de la lutte contre le totalitarisme, ne sont pas si bons. Ils servent en fait la cause de l’ennemi qui menace le « lien social » : l’individualisme démocratique de masse qui dissout les grandes valeurs collectives au nom du particularisme. Cet appel à l’universalisme républicain contre les droits abusifs des individus a rapidement trouvé sa cible privilégiée : les Français de confession musulmane, et en particulier les filles qui réclamaient le droit de se couvrir la tête à l’école. Une vieille valeur républicaine, la laïcité, a été exhumée contre eux. Cela signifiait autrefois que l’État ne devait pas subventionner l’enseignement religieux. Maintenant qu’il subventionnait en fait cela, il prenait un tout autre sens : il commençait à signifier l’obligation de garder la tête découverte, un principe qui était également contredit par les écolières portant le foulard et les militantes portant des cagoules, des masques ou des foulards lors des manifestations. . Dans le même temps, un intellectuel « républicain » a inventé le terme « islamo-gauchisme » pour assimiler la défense des droits bafoués du peuple palestinien au terrorisme islamiste. L’amalgame entre revendication de droits, radicalisme politique, extrémisme religieux et terrorisme est alors complet. En 2006, certains auraient souhaité interdire à la fois le port du foulard à l’école et l’expression d’idées politiques. En 2010, l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public a permis une équation entre la femme portant la burqa, la manifestante portant le foulard et le terroriste cachant des bombes sous son voile. Mais ce sont les ministres d’Emmanuel Macron qui méritent le mérite de deux avancées dans l’amalgame « républicain » : la grande campagne contre l’islamo-gauchisme dans les universités et la « loi de consolidation des principes de la République » qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme islamiste , conditionne l’agrément des associations à des « contrats d’engagement républicain » suffisamment vagues pour être utilisés à leur encontre. Les menaces adressées à la Ligue des Droits de l’Homme vont dans le même sens. Certains pensaient que les rigueurs de la discipline « républicaine » étaient réservées aux populations musulmanes d’origine immigrée. Il apparaît désormais qu’elles s’adressent beaucoup plus largement à tous ceux qui s’opposent à l’ordre républicain tel que conçu par nos dirigeants. L’idéologie « républicaine » que certains peinent encore à associer aux valeurs universalistes, égalitaires et féministes n’est que l’idéologie officielle de l’ordre policier destinée à assurer le triomphe du capitalisme absolutisé.
Il est temps de rappeler qu’en France, il n’y a pas une mais deux traditions républicaines. En 1848, il y avait déjà la république pure et simple, celle des royalistes, et la république démocratique et sociale, écrasée par les premières sur les barricades de juin 1848, exclue du vote par la loi électorale de 1850 puis écrasée à nouveau par force en décembre 1851. En 1871 c’est la république des Versaillais qui noie dans le sang la république ouvrière de la Commune. Macron, ses ministres et ses idéologues pourraient bien n’avoir aucune intention meurtrière. Mais ils ont clairement choisi leur république.
Traduit par David Fernbach
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